LES PLUS LUS
Publicité
Publicité

Gérard Manset : «Je ne suis pas nostalgique, je suis lucide»

Gérard Manset
Gérard Manset sort un nouvel album, «Le crabe aux pinces d’homme» (Warner), mais, comme toujours, ne prévoit aucun concert. © Nicolas Comment / Paris Match
Benjamin Locoge , Mis à jour le

Après quatre années de silence, Gérard Manset, le plus secret des chanteurs revient avec « Le crabe aux pinces d’homme », nouveau chapitre d’une carrière impressionnante.

Il avait commis deux chefs-d’œuvre coup sur coup, « Opération Aphrodite » en 2016 puis «À bord du Blossom», deux ans plus tard, deux fresques musicales, récitatives et poétiques qui permettaient à Gérard Manset d’assouvir fantasmes musicaux et passions d’écriture. Seulement voilà : son public fidèle n’a pas répondu présent. Manset aurait pu en concevoir de l’amertume.

Publicité

«Ah non! » dit-il attablé dans l’un de ces cafés anonymes du XVIe arrondissement qu’il affectionne. « J’ai compris que les gens qui me suivent ont été désarçonnés. Moi qui pensais avoir atteint des sommets de pénitent rigoureux avec “Blossom”. Mais les gens ne veulent ni saga ni histoire…» Voilà donc «Le crabe aux pinces d’homme», 22e  volet d’une œuvre démarrée en 1968 avec «Animal on est mal » et qui n’a cessé depuis de secouer le monde « trop lisse » de la chanson.

La suite après cette publicité

À 77 ans, Gérard a toujours l’œil vif, le sourire malicieux quand on le lance sur sa relation à Hergé. « “Tintin”, oui, à la limite, j’aimais bien. Mais mon truc c’était Picsou, ce vieil oncle entouré de pièces d’or. Ensuite le ciel m’est tombé sur la tête quand j’ai découvert la vulgarité et l’imbécillité du vendeur de menhirs en bleu et blanc. Heureusement je n’étais plus dans le coup, Balzac et Stendhal étaient passés par là… »

La suite après cette publicité

À peine lancé, déjà en forme. Ne cherchez pas plus de lien entre l’œuvre d’Hergé et celle de Manset. « Ce titre m’est apparu et j’ai foncé. C’est aussi simple que cela. » 

Ce qui compte c’est le chant de la poésie universelle. La variété est devenue inintéressante

 

Du plus loin qu’il se souvienne, Gérard n’a jamais fonctionné autrement: par élans, par à-coups, capable de noircir dix feuillets en une demi-heure, de les mettre quinze ans dans un tiroir, pour mieux les ressortir. Sur ce nouveau disque, certaines chansons ont été amorcées il y a vingt ans, d’autres sont nées après la crise sanitaire. Telle «L’espérance», formidable fable inventée autour d’une fête champêtre et estivale fracassée par une bombe. Manset se pose en spectateur de l’affaire, tel l’homme retiré du monde qu’il a toujours été, glissant ici ou là quelques vérités sur lui-même ou sur la condition humaine. « Il y a tout un début poétique auquel je tenais. Et puis cette bombe est arrivée. Un peu comme celles qui tombent sur le monde qui nous entoure, comme celles qui tombaient en 1940. Et le narrateur c’est moi enfant qui, en avançant, voit le monde s’écrabouiller. »

La suite après cette publicité
La suite après cette publicité

Si Manset fascine depuis plus de cinquante ans, c’est pour sa capacité à ne jamais être dans le cadre tout en proposant une œuvre poétique, loin des carcans de la chanson ou du rock. Ce sera donc dans cette cuvée 2022 «Marilou-Marilou», treize minutes de voyage galactique, road trip autour d’une femme aimée, d’illusions perdues. « Pour moi, dit Gérard, la musique n’est qu’une sous-couche. Ce qui compte c’est le chant de la poésie universelle. Notre époque nous le prouve, la variété est devenue inintéressante, alors que nous avons eu une vraie musique populaire, celle du bal musette, du petit vin blanc et de l’accordéon. Aujourd’hui, tout ce qui se fait est bien plus tendancieux. »

Manset n’est pas tendre avec ses contemporains. «Nous avons droit à Biolay, je le cite sans ironie et sans mépris, à Vianney, à Bénabar… Même Souchon, que j’adore, est d’un siècle révolu, celui de la poésie et de la gentillesse. Il faut être anglo-saxon pour faire de la musique. Point barre. Je me suis même dit que je devrais faire mes prochains albums en anglais. Ça ne sert plus à rien d’écrire en français. Ou alors pour laisser une petite trace comme un insecte dans l’écorce du temps…»

On lui objecte qu’il a déjà passé cette étape, lui qui rassembla un public large en 1975 avec « Il voyage en solitaire». «Le solitaire reste entre quatre murs de l’Hexagone, estime-t-il. On peut être un peu plus ambitieux que ça, même si je ne renie rien, et je ne changerai pas un mot de cette chanson. Mais pour un musicien, c’est tragique de ne pas être né anglo-saxon… Alors j’ai toujours préféré être à distance de tout ça. Pire, en entendant des choses comme l’“Instant Karma !” de Lennon, j’aurais pu arrêter la musique. Parce que je savais qu’on n’arriverait jamais à ce niveau. Heureusement, j’ai cette chance miraculeuse d’être drivé moi-même par un autre individu, un vrai “moi” qui me surplombe. Alors je peux aller n’importe où en aveugle avec ça.»

Même quand on veut être gentil avec moi, voire élogieux, cela me dérange toujours

 

L’homme qui ne pourra bientôt plus lire «Tintin» préfère convoquer McCartney pour évoquer la dernière partie de sa vie. « Il avait appelé un album “ Back to the Egg” . Eh bien c’est ce que je ressens précisément avec les années qui passent : je retourne dans l’œuf. Mais je suis très serein avec tout ça. Je suis très en règle avec tout. Et puis les voyages ont disparu de ma vie, les filles également, le métier aussi. Donc oui, c’était mille fois mieux avant, mais ce n’est pas pour cela que je suis nostalgique. Je suis lucide. »

Lui qui chantait «Demain il fera nuit» au début des années 2000 ne veut pas complètement noircir le tableau. Car c’est dans la jeunesse que Gérard, plusieurs fois grand-père, admirateur de Greta Thunberg, voit un renouveau possible. «Mais pas tout de suite. Pas avant 2030, quand naîtra une génération de petits Jésus tout neufs. J’espère que ces enfants verront le monde avec des yeux lucides, que leurs cerveaux n’auront plus la faculté d’entendre les inepties que nous entendons, nous, actuellement. Et que nos générations doivent gober.»

D’un coup Gérard cesse de parler. Net. «Tu enregistres ce que je dis là? Parce qu’il ne faut pas que ça parte dans tous les sens.» On le rassure. En s’étonnant de ses récentes déclarations sur sa « fatigue » liée à Manset. « C’est le Manset qu’on me sert qui me fatigue. Heureusement que je vis loin. J’aurais un pseudonyme, ce serait peut-être différent. Quand je voyageais, j’étais anonyme et on me prenait tel que j’étais. Mais même quand on veut être gentil avec moi, voire élogieux, cela me dérange toujours. Celui qui, quand l’album sort, montre son travail, en est fier, jubile d’en parler. Mais ne veut pas être dans la boîte de la pop music. Parce que c’est dévalorisant. Je préférerais que l’on me voie comme un élément neutre.»

Contenus sponsorisés

Publicité