Les airs de jeunesse de Pierre Lapointe, de Michel Berger à Portishead

Dysléxique sans le savoir, homo dans un milieu hétéronormé, le Canadien Pierre Lapointe a passé sa jeunesse “à côté de la plaque”, mais bercé par “Starmania” et Bran Van 3000.

Pierre Lapointe à 3 ans.

Pierre Lapointe à 3 ans. Collection personnelle

Par Valentine Duteil

Publié le 15 mai 2022 à 12h00

Marqué dès son plus âge par les chansons de Michel Berger, le chanteur québécois Pierre Lapointe, qui a sorti l’album L’Heure mauve en février, nous raconte son enfance en banlieue d’Ottawa, où il écoutait en boucle la comédie musicale Starmania.

Où avez-vous passé votre enfance et dans quel milieu ?
J’ai grandi à Gatineau, une petite ville à quinze minutes d’Ottawa. Comme la plupart des banlieues nord-américaines, Gatineau est construite autour d’une Grande-Rue où se concentrent les fast-foods, les stations-service et le centre commercial où mes parents tenaient un magasin de babioles « made in China ». J’ai une sœur de six ans mon aînée. Pour les vacances et les fêtes, nous retrouvions la famille de mon père et de ma mère au Lac-Saint-Jean (où je suis né), à sept heures de route au nord d’Ottawa. Là-bas c’était la liberté, on se baladait sur les bords de plage et dans la nature.

À l’école, les techniques d’apprentissage ne me correspondaient pas du tout, certainement à cause d’une dyslexie non diagnostiquée. Mais mes facilités à l’oral semaient la confusion, j’avais l’air d’être un enfant brillant mais mes notes ne le reflétaient pas du tout. Mes parents m’emmenaient souvent au musée. Ma mère, qui avait fait des études d’histoire de l’art, peignait pour le plaisir. C’est elle qui m’a initié aux grands courants d’art plastique. Avec mon argent de poche, je m’achetais des places de spectacle. J’allais voir tout ce qui se produisait au Centre national des arts d’Ottawa. Mais, enfant et adolescent, je me suis toujours senti à côté de la plaque. Le fait d’être homosexuel dans un milieu extrêmement héténormé était très compliqué, il fallait que je réussisse à m’armer de plusieurs subterfuges pour réussir à m’en sortir.

Vos parents écoutaient-ils de la musique ?
Mes parents n’écoutaient pas vraiment de musique. Nous avions une platine vinyle qui ne marchait pas et quelques disques que je n’avais donc jamais écoutés. Je me souviens de ceux de Nana Mouskouri et de Gilles Vigneault. J’étais troublé par la taille de leur visage, bien plus gros que le mien, sur la photo de leur pochette d’album. Ils me faisaient peur. Il y avait aussi l’album Neiges, du pianiste André Gagnon. J’avais quand même un petit tourne-disque sur lequel j’écoutais mon 45 tours du Blues du businessman, interprété par Claude Dubois. J’adorais la mélodie et les ponctuations des choristes féminines qui lui répondaient : « Qu’est-ce que tu veux mon vieux/ Dans la vie on fait ce qu’on peut/ Pas ce qu’on veut. » Claude Dubois avait réussi un coup de maître en sortant la chanson avec sa boîte d’édition, dont le logo était un petit pingouin avec un chapeau haut-de-forme et une canne.

Quelle est la chanson préférée de votre enfance ?
J’ai vécu mon premier grand choc musical à l’âge de 5 ans en entendant Michel Berger chanter Si maman si à la télé. Sa prestation devant un public conquis chantant en chœur avec lui m’avait profondément ému. Cette chanson est restée gravée dans ma mémoire toute mon enfance sans que jamais je la réentende. Je l’ai retrouvée seulement huit ans après sur une compilation de France Gall louée à la bibliothèque municipale. Quand j’avais 8 ans, pour célébrer les 10 ans de Starmania, la télé et toutes les radios québécoises diffusaient en simultané une version de la comédie musicale chantée par Martine St-Clair et les frères Groulx. Je l’avais enregistrée sur une cassette vidéo que j’ai regardée en boucle pendant des mois. Cet événement a été fondateur de mon chemin d’auteur-compositeur. Encore aujourd’hui, de façon inconsciente, j’essaie d’écrire Les Uns contre les autres sans jamais la copier ni l’égaler.

Quel est le premier concert auquel vous avez assisté ?
Ma tante, bénévole au festival de musique du Saguenay-Lac-Saint-Jean, nous donnait des places pour assister à tous les concerts. Je me souviens particulièrement de celui de Jean Leloup, monstre sacré et enfant terrible de la scène québécoise. J’avais 10 ans. Il portait un chapeau haut-de-forme et s’était arrêté de chanter au milieu d’une chanson pour renouer ses chaussures Doc Martens qui lui montaient jusqu’aux genoux. Sa liberté et son côté punk m’avaient totalement séduit. Adolescent, j’ai vu Portishead en concert sur la tournée de leur premier album, Dummy. À l’époque, le trip-hop n’était pas très connu et le concert avait eu lieu dans une petite salle improvisée du Palais des congrès d’Ottawa, avec des tapis posés çà et là et des murs rétractables. J’adorais aussi le groupe Bran Van 3000, que j’ai dû voir sept ou huit fois en concert entre mes 15 et 17 ans. Et, bien sûr, la chanteuse Lhasa de Sela, dont l’amplitude vocale et la présence sur scène me fascinaient et m’inspirent encore aujourd’hui.

Avez-vous appris la musique étant enfant ?
J’ai pris des cours de violon dès l’âge de 5 ans avec un professeur qui utilisait une technique japonaise où les chiffres remplaçaient les notes. Cinq ans plus tard, je suis entré en classe de piano, dans une école de musique privée affiliée au conservatoire. Comme je n’avais pas appris le solfège conventionnel, tout se mélangeait dans ma tête. Les partitions ne représentaient pour moi qu’une danse de petits points noirs. Je mettais plusieurs mois à déchiffrer un morceau qu’une fois assimilé je jouais parfaitement bien. Lors des concours de fin d’année, subjugués par mon interprétation, les jurés n’arrivaient pas à comprendre mon incapacité à assimiler les bases du solfège.

Dévalorisé et convaincu d’être stupide, j’ai arrêté le piano à 15 ans et je suis entré dans une école de théâtre réputée pour devenir acteur. Enfin épanoui dans un milieu qui me correspondait, où la liberté et la maturité étaient des atouts, j’ai pu me projeter dans un avenir d’artiste. Lors d’un cours de théâtre, j’ai chanté des mots que j’avais écrits sur une mélodie. Surpris par mes qualités vocales, les professeurs présents ce jour-là ont décrété que je devais être chanteur et m’ont tout simplement mis à la porte pour me pousser vers cette nouvelle carrière. J’étais très déçu mais ils avaient raison.

Après avoir écrit quelques chansons, à 20 ans, j’ai remporté le prix du Festival international de la chanson de Granby (par où sont passés Jean Leloup, Lynda Lemay, Safia Nolin ou encore Lisa LeBlanc). Me réclamant du mouvement surréaliste et des dadas, je chantais de la poésie pieds nus sur scène avec un accent franchouillard et une assurance à tout casser. Assez rapidement, la maison de disques Audiogram a signé mon premier album, grâce auquel j’ai été dans treize catégories à l’équivalent des Victoires de la musique au Québec. Quarante-huit heures après la cérémonie, je suis devenu célèbre.

Vous souvenez-vous de la première chanson que vous avez écrite ?
J’avais 18 ans. C’est la chanson avec laquelle j’ai gagné le prix du Festival international de la chanson de Granby. Elle s’appelait Pépiphonie. Dans mon souvenir, le texte n’était pas très bon, mais j’en ai récupéré plein de petits bouts qui m’ont servi pour d’autres chansons plus tard. Je la vois comme un diamant brut qui a donné naissance à d’autres petits diamants, moins bruts, plus construits. D’ailleurs, ma compagnie, ma maison de disques et ma maison d’édition s’appellent Pépiphonie, tout comme la dernière chanson de mon dernier disque, L’Heure mauve, sorti en lien avec l’exposition de Nicolas Party du musée des Beaux-Arts de Montréal.


À voir
Pierre Lapointe interprétera les titres les plus emblématiques de son répertoire à l’Olympia le 18 mai 2022. Il sera aux Francofolies de La Rochelle le 14 juillet 2022.

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